By: Charu Lata Hogg
Cela fait aujourd’hui dix ans que la résolution 1820 du Conseil de sécurité de l’ONU a été adoptée, reconnaissant les violences sexuelles comme une tactique de guerre et une menace à la paix et à la sécurité dans le monde qui nécessite une réponse efficace et exhaustive en terme de sécurité, de justice, et de service. Des décennies de recherches empiriques, de travail académique sur le féminisme et d’actions de plaidoyer ont été nécessaires pour que les acteurs du monde de la justice et du secteur humanitaire prennent conscience que les violences sexuelles contre les femmes et les filles sont une réalité douloureuse de la guerre. Cette prise en compte a été positive mais n’a pas atténué la gravité des violations subies par les femmes dans le monde et n’a également pas permis à de nombreuses victimes d’obtenir justice.
Les recherches sur les violences sexuelles contre les hommes et les garçons en temps de conflit, bien que limitées, ont montré que ces abus sont « réguliers, communs, omniprésents et généralisés ». Si les études de prévalence visant à comprendre l’ampleur des violences sexuelles à l’encontre des hommes sont peu nombreuses, deux d’entre-elles nous apportent un certain nombre d’enseignements. En 2008, une étude transversale et aléatoire portant sur le Liberia a montré que 32,6 % des hommes ayant combattu dans ce pays avaient souffert de violences sexuelles. En 2010, une étude sur la population dans l’est de la République démocratique du Congo a montré que 23,6 % des hommes, un chiffre estimé à 760 000 hommes dans les territoires touchés par les conflits, avaient souffert de violences sexuelles. Si ces chiffres peuvent sembler incroyablement élevés, l’ampleur véritable du nombre de victimes de sexe masculin pourrait être plus important car la stigmatisation agit comme un frein puissant lorsqu’il s’agit de dénoncer ces actes.
L’étude par All Survivors Project de documents de l’ONU et d’informations publiées à l’échelle nationale a montré que les violences sexuelles ont été utilisées contre les hommes et les garçons dans 22 pays, notamment lorsque la violence politique et ethnique est généralisée (Kenya), pour intimider des personnes perçues comme des opposants au gouvernement (Argentine, Chili et Afrique du Sud) ou dans le cadre d’une politique menée par les autorités publiques (Cambodge). Néanmoins, la reconnaissance des violences sexuelles contre les hommes et les garçons en période de conflit et les initiatives visant à les prévenir ou à apporter des réponses reste limité. Invisible pour les acteurs humanitaires, sous-théorisée par les universitaires, et ne faisant pas partie d’une prise de conscience des responsables politiques, la question des violences sexuelles contre les hommes et les garçons reste largement ignorée dans les interventions, à l’échelle nationale et internationale, en situation de conflit ou d’après-conflit.
La conception sociétale de la masculinité et de la victimisation, ainsi que l’homophobie, favorisent une culture du silence entraînant la décision délibérée de ne pas signaler les agressions subies par peur d’être publiquement identifié comme une victime de violences sexuelles ou par crainte d’être considéré comme homosexuel. Les violences sexuelles contre les hommes et les garçons, même lorsqu’elles ont été reconnues, ont souvent été qualifiées de torture ou de mauvais traitement, plutôt que considérées comme une violence sexuelle. Jusqu’à présent, il manque une réponse inclusive et pertinente sur le problème des violences sexuelles pour toutes les victimes en situation de conflit et de déplacement des populations. Les programmes s’adressant directement aux besoins des victimes de sexe masculin sont peu nombreux et l’impunité pour ce type de violence sexuelle continue d’être générale.
Les recherches menées par l’organisation All Survivors Project en République centrafricaine et en Syrie montrent que les hommes et les garçons sont toujours largement exclus des mécanismes de réponse pour toute une série de raisons diverses et variées, incluant : une prise de conscience ou une sensibilisation sur cette question insuffisante ; des mécanismes de coordination au sein du monde humanitaire trop peu nombreux ; une capacité trop limitée des intervenants à identifier de manière proactive les victimes de sexe masculin et à fournir les services adaptés à leurs besoins spécifiques ; et enfin, le manque de formation, d’études des faits et de lignes directrices sur la manière d’apporter une réponse appropriée aux besoins des hommes et des garçons victimes d’abus sexuels en situation de conflit et de déplacement des populations. Si les lignes directrices internationales relatives aux violences sexistes sont inclusives en principe, dans la pratique, elles n’analysent ou ne répondent pas aux réalités, aux problématiques et aux besoins spécifiques des hommes et des garçons ou d’autres minorités sexuelles.
En avril 2018, All Survivors Project, en partenariat avec le HCR, a réuni à Bangui les représentants de toutes les agences onusiennes, les ONG nationales et internationales et le gouvernement de la République centrafricaine pour un atelier de travail inter-agences, le premier de ce type, sur les violences sexuelles contre les hommes. Ensemble, ce groupe d’acteurs des droits humains a, en lien avec le gouvernement centrafricain, défini un plan d’action pour s’attaquer aux violences sexuelles contre les hommes et les garçons et s’est engagé à mettre en œuvre une réponse sous forme de stratégie multi-niveaux. All Survivors Project favorise des discussions du même type au sein de différentes régions, prônant, à l’échelle mondiale, l’intégration du problème des violences sexuelles contre les hommes et les garçons dans toutes les stratégies élaborées par les pouvoirs publics, l’ONU, et les ONG afin de prévenir et de répondre aux violences sexuelles. De plus, des ressources supplémentaires devraient être allouées à la formation et au renforcement des capacités afin de répondre aux besoins spécifiques des victimes de sexe masculin.
Toutes les réponses apportées devraient se baser sur des évaluations, des recherches et une documentation méthodologique et éthique en plaçant les victimes au cœur du débat. Sans une compréhension plus poussée de la manière dont les hommes et les garçons sont exclus des réponses aux violences sexuelles, les obstacles spécifiques qui se dressent devant eux lorsqu’il s’agit d’avoir accès à un certain nombre de services, et la manière dont ces services peuvent eux-mêmes dresser des obstacles limitant cet accès, une réponse efficace et adaptée aux besoins des victimes de sexe masculin dans un horizon proche ne sera pas possible. De plus, atténuer l’impact à plus long terme des violences sexuelles à l’encontre des communautés sera encore plus difficile.
Les violences sexuelles contre les hommes et les garçons sont de plus en plus un sujet de préoccupation et d’interrogation et les outils d’investigation se développent progressivement, notamment avec la seconde édition du Protocole international relatif aux enquêtes sur les violences sexuelles dans les situations de conflit qui consacre un chapitre entier à ce problème. Ces étapes sont positives. Des initiatives cross-sectorielles et transversales sont nécessaires pour comprendre ce problème et apporter des réponses, en gardant à l’esprit que toute intervention doit s’inspirer de ceux qui ont été touchés, les victimes et leurs communautés, et être à leur service.
En ce dixième anniversaire, il importe d’honorer toutes les victimes de violences sexuelles et de prendre l’engagement d’éliminer la violence contre tous les sexes. La non-discrimination est intrinsèquement liée aux droit humains et au principe humanitaire : aucun groupe de victimes ne peut être privilégié et elles méritent l’égalité de traitement et des réponses en vertu du droit.